- Avance, c'est toi qui as voulu sortir et maintenant tu traînes! il ne va plus rien rester! Je te préviens que, s'il n'y a plus de blouson, je vais m'énerver. Ça va faire comme la dernière fois, on est arrivées après tout le monde , merci bien. Ça ne sert à rien d'aller aux soldes dans ces cas là, tu n'as qu'à me donner l'argent et me laisser tranquille. Je ne sais pas pourquoi tu me colles, j'ai l'âge de faire mes courses toute seule. Tout ce qui t'intéresse, c'est de regarder les étiquettes pour voir si ça va se déformer ou si ça se lave, et pendant ce temps là, tout disparaît. Avance, c'est pas sorcier, un pied, puis l'autre, c'est sûr que si tu essaies de lancer les deux, ça ne peut pas marcher, tu le fais exprès ou quoi?
Elle m'enerve avec son cancer, elle n'a pas idée. On lui a d'abord prescrit quelques rayons, ça devait pas être méchant. Finalement, on lui a fait neuf chimiothérapies. A force de s'écouter, comme dit papa, elle a laissé s'installer la maladie. Du coup, elle n'a plus un cheveu sur la tête et sa perruque la démange,alors souvent elle la retire, on lui a dit que ça nous choquait un peu parce que son crâne chauve est gênant, mais elle la retire quand même. Pour rire, on l'appelle Tête d'oeuf, Yul Brynner. Le maquillage ne prend plus sur son teint jaune, mais elle s'acharne, alors elle en met trop, et l'autre jour, alors que je l'avais accompagnée faire quelques pas dans le jardin de l'hôpital, j'ai entendu quelqu'un dire Le travelo arrive, alors pour plaisanter, je lui ai conseillé de se faire embaucher dans un cabaret. Mais ça ne l'a pas fait rire. J'ai été obligée de préciser que c'était de l'humour, Oh là là un peu de recul , bordel!
Elle marche tout doucement, elle souffle comme un boeuf, je la soupçonne de boire, quand elle parle je comprends un mot sur deux et elle a le regard flou. Du coup, j'essaye d'être le moins possible à la maison quand elle s'y trouve, après les cours, je traîne au café et le week-end je vais chez des amis.
- Avance je te dis il y a 50%, mais s'il ne reste plus que les trucs à 20%, je ne vois pas l'intérêt, on sera venues pour rien. Avance, merde à la fin. Et cache ta poche à suint, elle dépasse.
Elle m'attrape le bras, ça m'exaspère, j'ai l'impression de promener ma grand-mère. Je vais lui acheter une laisse, avec un harnais, lui trouver une bonne raison de suffoquer. Elle accélère un peu, quand même. Je lui arrange le col de son manteau et elle me remercie, alors je m'énerve, il faudrait arrêter avec les remerciements, les soupirs et la mièvrerie. Elle me demande de me calmer, alors que je suis calme, je veux juste avoir mon blouson, noir, comme celui de ma copine. Maman dit que, s'il n'y en a pas dans cette boutique, on cherchera ailleurs, même non soldé, de toute façon elle tient à me l'offrir, elle me l'a promis, alors je lui dis que vraiment on n'a pas idée de foutre l'argent par les fenêtres comme ça. Les soldes, c'est pas fait pour les chiens. D'ailleurs je veux un chien. Au fait j'ai eu 3 en physique, mais de je m'en fous puisque je vais opter pour un bac littéraire, et je me suis fais virer du cours de gym parce que je fumais dans le vestiaire, tu veux peut-être me faire une leçon sur le tabac? Vas-y qu'on rigole.
Dans le magasin, tout le monde la regarde, elle ressemble aux images des livres d'histoire, avec seulement les os sur la peau, et le visage diaboliquement amaigri, comme dit le prof d'histoire. Du coup, on nous sert en premier, quelqu'un lui propose une chaise, et moi je lui dis que ça va, quand même, pour deux minutes elle peut rester debout. Elle trouve mon blouson joli, elle me tend des gilets, de gros pulls avec un grand col, des manteaux, des écharpes, elle demande s'il y a des bonnets, elle dit qu'il faut que j'aie bien chaud l'hiver prochain. On lui fait répéter. Articule! on ne comprend rien, c'est les soldes, tu piges ou pas? Les vendeurs ont autre chose à faire que d'essayer de lire sur tes lèvres, alors fais un effort! Elle me trouve une parka avec une capuche en fourrure, et de larges poches, elle dit que c'est bien d'avoir des poches, qu'on peut tout mettre dedans et voyager léger. Je lui dis que je ne pars pas en voyage, alors elle insiste, tu me la prêteras, prends la.
Elle m'enerve avec ses réflexions. La mère de ma copine, quand elle a eu son cancer, elle n'en a pas fait une histoire, et aujourd'hui elle est guérie. Elle a vécu comme si de rien n'était. Peut-être que ce n'etait pas généralisé, mais elle a fait des efforts, et la volonté est la clef du succès, c'est tout. Alors que si on pense qu'a soi forcément. Si ma mère pensait un peu à nous, à moi, elle ne se laisserait pas tomber si bas, c'est impossible il y a quelque chose de sadique dans sa manière de nous imposer sa maladie, elle nous la transmet. Allez , on sort d'ici, on nous a assez regardées. J'ai envie de rentrer. De toute façon je déteste quand maman me gâte, ça me donne envie de pleurer, même quand elle n'était pas malade je n'aimais pas ça, cette impression de lui avoir fait partager un moment de ma journée, ce qui pour moi n'est rien que du profit, et pour elle un peu de détente et d'oubli. Mais elle ne veut pas rentrer , elle tient a m'acheter des bottes en cuir pour la ville , et aussi des bottes fourrées. Je lui dis qu'on verra l'hiver venu, mais elle trouve que c'est bien de les acheter maintenant. Pendant que j'essaye une paire qui me plaît, elle enfile des bottes dans lesquelles elle se sent bien, elle dit que ça tient trés chaud et que c'est agréable, alors la vendeuse s'exclame, par cette chaleur je ne sais pas comment vous faites! Quelle connasse celle-là aussi! Ça la concerne? Ma mère me fait les gros yeux et en prend une paire, elle dit qu'elle les garde aux pieds, et on sort du magasin.
Elle me demande si elle peut retirer sa perruque, la chaleur lui fait gonfler la tête, elle va mettre un foulard. Elle se cache comme elle le peut derrière un arbre et remplace ses faux cheveux par un turban mal noué.
- Tu l'as mis de travers, on dirait une folle.
- Tu me l'arranges, s'il te plait?
- Si je t'aide, tu retires tes bottes fourrées. Je ne veux pas qu'on nous regarde.
On dirait qu'elle n'entend pas, mais comme dit papa, le cancer ne rend pas sourd, en tout cas pas celui-là, c'est la preuve qu'elle fait la sourde oreille. Elle a envoyé sa tête en vacances, c'est facile , à nous de nous débrouiller avec son corps dégoûtant. C'est moi, hier soir encore, qui lui ai lavé les jambes. Elle m'a appelée de la baignoire, elle ,n'arrivait plus à les bouger.
Elle veut m'acheter un goûter, à quatre heures, il faut manger. J'accepte à condition qu'elle prenne aussi un gâteau, mais elle a la nausée, et je lui demande s'arrêter de s'écouter. Elle me dit de la laisser en paix, juste le temps qu'elle parte. Et elle le dit pour moi, elle va mourir, d'ici peu de temps. Elle dit Écoute moi, même si c'est difficile à accepter, je vais mourir et c'est presque fait. Je ris, jaune, comme mon père qui a souvent les larmes dans les yeux ces temps derniers, comme mon frère qui baisse le nez et n'en finit pas de muer , sa voix part haut, puis bas, paradis ou enfer, il choisit, ne sait pas, il a sûrement peur depuis longtemps, comme moi.
Je hurle. Si ma mère n'était pas là, qui me dirait les choses tout simplement, comme ça? Elle, je peux la croire quand elle dit qu'elle va crever. Pas les docteurs qui avaient promis de la sauver. On s'assoit sur un banc. J'enfile mes bottes fourrées, mon pull et mon blouson, noir. L'hiver prochain sera rude, j'ai encore sa chaleur à emmagasiner. Je la laisse glisser sa main gelée dans ma poche. En avant. Chez nous, on y est presque, c'est comme le coeur, au bout de l'artère, c'est la première à gauche.