vendredi 23 mai 2008

Lettre à un jeune artiste.

"... Il y a aussi cette phrase ou tu te dis hanté par l'idée qu'un sens et une mission ont été assignés à ta personne et à ta vie et tu souffres de n'avoir pas révélé ce sens ni rempli cette tâche...

...Ce que tu fais dans la vie, je veux dire non seulement comme artiste, mais aussi en tant qu'homme, époux, et père, ami, voisin etc... tout cela s'apprécie en fonction de "sens" éternel du monde et d'après les critères de la justice éternelle, non par référence à quelque mesure établie, mais en appliquant à tes actes ta propre mesure, unique et personnelle...

...La seule chose qui compte, c'est le fait que chacun de nous est le dépositaire d'un héritage et le porteur d'une mission; chacun de nous à hérité de son père et de sa mère, de ses nombreux ancêtres, de son peuple, de sa langue, certaines particularités bonnes ou mauvaises, agréables ou fâcheuses, certains talents et certains défauts, et tout cela mis ensemble fait de nous ce que nous sommes, cette réalité unique.

...Bref lorsque l'on éprouve le besoin de justifier sa vie, ce n'est pas le niveau général de son action, considérée d'un point de vue objectif, qui compte, mais bien le fait que sa nature propre, celle qui lui a été donnée, s'exprime aussi sincèrement que possible dans son existence et dans ses activités.

D'innombrables tentations nous détournent continuellement de cette voie ; la plus forte de toutes est celle qui nous fait croire qu'au fond, on pourrait être quelqu'un tout à fait différent de celui que l'on est en réalité et l'on se met à imiter des modèles et à poursuivre des idéaux qu'on ne peut et ne doit pas égaler ni atteindre. C'est pourquoi la tentation est particulièrement forte pour les personnes supérieurement douées, chez qui elle présente plus de dangers qu'un simple égoïsme avec ses risques vulgaires parce qu'elle a pour elle les apparences de la noblesse d'âme et de la morale.

...Mais en même temps dans nos moments de lucidité intérieure, nous sentons toujours davantage qu'il existe pas de chemin qui nous conduirait hors de nous même vers quelque chose d'autre, qu'il nous faut traverser la vie avec les aptitudes et les insuffisances qui nous sont propres et strictement personnelles.

... Il va de soi qu'un artiste, lorsqu'il fait de l'art sa profession et sa raison d'être, doit commencer par apprendre tout ce qui peut être appris dans le métier; il ne doit pas croire qu'il devrait esquiver cet apprentissage à seule fin de ménager son originalité et précieuse personnalité... J'éprouve quelque honte à écrire noir sur blanc de pareilles évidences mais nous en sommes arrivés à ce point ou personne ne semble plus avoir l'instinct d'agir selon les règles naturelles et remplace cet instinct par un culte primitif de l'extraordinaire et du saugrenu....

...On exige encore autre chose de l'homme, dans le monde actuel, et cette exigence est propagée par les partis politiques, les parties ou les professeurs de morale universelle. On exige de l'homme qu'il renonce une fois pour toutes à lui-même et à l'idée qu'à travers lui, quelque chose de personnel et d'unique pourrait être signifié; on lui fait sentir qu'il doit s'adapter à un type d'humanité normale ou idéale qui sera celle de l'avenir, qu'il doit se transformer en un rouage de la machine, en un moellon de l'édifice parmi des millions d'autres moellons exactement pareils. Je ne voudrais pas me prononcer sur la valeur morale de cette exigence elle a son côté héroïque et grandiose. Mais je ne crois pas en elle. La mise au pas des individus, même avec les meilleures intentions du monde, va à l'encontre de la nature et ne conduit pas à la paix et à la sérénité, mais au fanatisme et à la guerre..."

-Hermann Hess-

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