mercredi 20 février 2008

L'école du Diable

Ténèbres.
Quelques gouttes semblent suinter et tomber de murs qu'on ne voit pas.
On entend des lourdes portes qui se ferment en sonnant comme des glas; puis des pas, des pas rapides sur un sol humide et métallique ; ils se répercutent en hauts échos le long d'une cathédrale d'acier.
Enfin les pas de droite rejoignent les pas de gauche: Le Médecin rencontre Le Majordome.

Le Majordome: Eh bien?
Le Médecin: Stationnaire.
Le Majordome: Sa température?
Le Médecin: Mille.
Le Majordome: Mille? Normale donc?
Le Médecin: Normale.
Le Majordome : Ses battements de coeur?
Le Médecin: Aucun
Le Majordome: Normal donc?
Le médecin: Normal.
Le Majordome: Quelle est votre conclusion?
Le Médecin: Dépression
Le Majordome: Mais je ne vois pas ce qu'il pourrait le déprimer tout va au plus mal.
Le Médecin: en êtes vous sûr?
Le Majordome: Nous avons actuellement plus de quinze guerres sur le globe, assez salement ravageuse grâce aux progrès techniques ; un bon million de situations tendues qui font plusieurs morts et quelques blessés graves par mois ; trois tremblements de terre ; deux cyclones ; cinquante inondations et une sécheresse chronique ; une moitié de l'humanité crève la famine, l'autre moitié d'indigestion, la médecine se chargeant des rescapés ; il traîne encore sur la terre 125 maladies mortelles ;les prisons sont pleines ; les galères et les ghettos aussi ; la peine de mort triomphe ; la torture ronronne dans l'huile ; l'indifférence devient une vertu maîtresse ; on gifle les enfants, on les frappes, on les tue, on les viole ; les religions poussent à l'abus ou au crime sexuel, bref je ne vois vraiment pas ce qui pourrait le déprimer.

Le diable sort de l'ombre, cassé par la douleur.

Le Diable: La banalité. Nous clapotons dans la banalité, je m'enlise, j'étouffe.
Le Majordome: Votre Diablerie, vous ne pouvez dire cela. Tout est pire dans le pire des mondes possibles.
Le Diable: il n'y a plus d'avenir pour nous. Le mal est fini.
Le Majordome: Allons, 'est tout le contraire! Vous ne pouvez négliger le renfort inattendu que nous ont récemment apporté les sciences. Le progrès, votre Diablerie, avec tout ce que la physique et la chimie permettent aux hommes désormais, nous a donné l'occasion de décupler notre activité. La bêtise n'a pas augmenté, certes, mais, grâce au soutien de l'intelligence, la bêtise tue beaucoup mieux qu'avant.
Le Diable: Bah! Négligeable.
Le Majordome: Ah! Permettez!J'ai des chiffres!
Le Diable: Foutaise! Pelure d'oignon! La réalité c'est que le mal ronronne et tourne à vide. Il faut trouver quelque chose de nouveau!

Grand Fracas
Déboulent Agaliarept, Sargatans, et Nebiros, trois lieutenants des Enfers. Le Médecin s'enfuit.

Agaliarept: Seigneur!
Le Diable: Hou! voilà qui pue rudement! Enfin une odeur qui rassure.
Agaliarept: Votre Diablerie je crois que nous vous apportons la solutions!
Le Diable: Va, parle.
Agaliarept: Nous sommes descendus faire un tour sur terre : l'humanité est un cloaque, ça ne s'arrange pas, mais ça ne s'amplifie pas non plus. Vous aviez raison, il faut prendre des mesures.
Le Diable: Continue.
Agaliarept: Tout ce que nous avons essayé d'inventer ces derniers siècles révèle du bricolage.
Le Majordome (vexé) : Mais c'est inadmissible! Et la poudre, les canons, les armes nucléaires?
Agaliarept:Bricolage!
Le Majordome: Et la mondialisation de l'économie, la mondialisation des conflits?
Agaliarept: Bricolage! On a simplement agrandi les frontières du village. Ce qu'il nous faut, c'est une bonne révolution!
Le Majordome: Des révolutions? si j'en ai pas organisé dix mille déjà c'est dix mille deux.
Sargatans: Il ne comprend pas, votre Diablerie faut intervenir là ou les hommes ne nous attendent plus: dans leurs esprits.
Le Diable: Que proposez vous?
Sargatans: Changer le regard sur le mal.
Le Diable: C'est à dire?
Sargatans: D'abord vous supprimer.
Le Majordome: Pardon?
Sargatans:Ne plus parler du Diable, ou de nous ses lieutenants. Nous devons disparaître pour devenir efficaces.
Le Diable: Je ne comprends pas.
Saragatans : Il faut ôter sa réalité au mal, qu'on ne le voie plus, qu'on le nie. Tenez, nous vous proposons trois stratégies. A toi Nebiros.
Nebiros: Je suis une théorie selon laquelle le mal n'existe pas. Chacun cherche toujours à faire quelque chose de bien. Et, si ce n'est pas le bien en soi, chacun désire quelque chose de bon pour lui. Bref, le bien et le bon, voici les deux seuls objectifs de l'individu. Imaginez, votre Diablerie: à partir du moment ou l'homme pense cela, le mal n'est plus qu'un accident de parcours, une erreur de jugement, une peccadille, un dysfonctionnement passager, une mouche qui s'égare. Le mal devient négligeable, vidé de son poids, illusoire. Le fauteur reste innocent.
Le Diable: Brillant! Comment appelles tu cela?
Neibiros: L'idéalisme. Croyez moi, si les consciences humaines s'endorment ainsi dans leur célébration, nous pouvons nous y infiltrer, y prendre toute la place et y travailler durablement.
Le Diable: Et toi, Sargatans?
Sargatans: Je suis une théorie selon laquelle le mal n'est jamais qu'un moindre mal.Un mort vaut mieux que cent, une petite guerre vaut mieux qu'une grande, un otage exécuté mieux qu'un conflit ouvert. Je suis le mal à la petite semaine, la mal préventif : une condamnation à mort, même celle d'un innocent, a une valeur d'exemple et d'intimidation; la comédie de la justice l'emporte sur la justice; la vérité ne compte pas, seulement la vraisemblance de l'ordre. Je purge. Je fais le mal pour éviter un mal plus grand. Je noie le mal dans l'océan du relatif, je détermine, je soupèse, je minimise. Tout se calcule. Il n'y a pas de mal, seulement des chiffres, des stratégies. J'analyse, je ne sens rien, je n'ai pas de regard moral, je suis...
Le Diable: Tu es?
Sargatans: Le pragmatisme.
Le Diable: Es tu sûr que cela fasse une théorie?
Sargatans: Certain. La froideur et l'absence de sentiments, chez les hommes, cela passe facilement pour de l'ethique.
Le Diable (à Agaliarept) : Et toi?
Agaliarept: Je suis une théorie selon laquelle un mal n'est jamais volontaire, mais provient d'un ailleurs non humain. Les vraies raisons d'un acte mauvais demeurent tapies dans une zone d'ombre de l'esprit, des ténnèbres, quelque chose comme ici, qu'on pourrait appeler l'inconscient. Si l'homme tue, si l'homme vole, c'est par manque d'amour. Il a derrière le crâne un carrefour inconnu traversé de pulsion violentes dont certaines vont s'exprimer sous de fausses formes mais il sera convaincu que ce n'est pas lui, sa conscience, qui agit, mais son inconscient une bête noire immonde en lui.
Le Diable: Habile mais trop poétique : ça ne marchera jamais.
Agaliarept: Ca marchera les hommes adorent s'innocenter. Ils se prendront pour des anges, des anges à l'aile froissée qui font une petite indigestion.
Le Diable: Et tu appelles cela?
Agaliarept: Le psychologisme.

Le Diable éclate de rire

Agaliarept: La conscience à l'ancienne disparaît. L'homme se pare d'une conscience nouvelle, d'une conscience qu'il croit hautement intellectuelle. Il déclare ne plus jamais faire de mal. Jamais coupable. Jamais responsalbe. Un homme lavé. Une fesse de bébé sur l'autel.
Le Diable: Bravo, Agaliarept, Sargatans et Nebiros. J'ai compris, j'adopte vos propositions, je disparais, je n'existe plus que dans l'invisible, et là, je m'incruste.
Le Diable: Bien. Au travail. Mais vous ne pouvez pas y aller comme cela. Caron, récupère les. Et qu'ils fassent le voyage à l'envers. Transformons les d'abord.

Les Lieutenants du Diable passent derrière un paravent. Il en ressort trois enfants, trois très beaux enfants presque nus, fragiles et émouvants.

Le Diable: Qu'ils sont beaux! Et comme ils vont faire du mal..... Au revoir mes bichons. A bientôt. Ne revenez pas trop vite.
Le Médecin: Mais que se passe t'il? il rit? Que leur envoie t'il? Un nouveau virus? Une guerre mondiale? Une catastrophe naturelle?.

Le Majordome: Mieux. (un temps) Des penseurs.

Eric-Emmanuel Schmitt


3 commentaires:

Anonyme a dit…

Des penseurs...

Anonyme a dit…

Punaise, je n'avais pas lu,
sacré bon texte !

Nous sommes encore des insectes qui nous bouffons les uns les autres. Il me tarde de voir l'évolution, disons dans 5000 ans avec des tonnes d'innoncents cadavres en plus.
Est-ce que les erreurs du passé seront enfin prises en compte, je ne pense pas.
Le mal et le bien sera toujours là, mais on aura beaucoup plus d'espace... pour éviter le mal ou même ne plus savoir qu'il existe.

Plume de chat d'aiguille a dit…

Eipho > :)